Des petits points orange…
Après une fort agréable escale à Kalymnos la belle, nous continuons notre route à bord de Licorne Pacifique, voilier de 10 m de son état. Nous devons rejoindre l’île de Samos plus au nord, où nous avons des obligations, dans moins de deux jours. Escale est prévue à Pharmaconisos, pile sur notre route. Une île du bout du monde, une pierre posée sur la mer Egée. On imagine déjà le petit quai perdu sur ce cailloux quasi désert, la taverne de pêcheurs où il sera bon se faire péter la panse, la baignade au réveil dans une eau tellement claire que tu crois être à la piscine, le café au soleil… La vie qui continue en somme, aussi douce que la température de ce mois d’octobre qui refuse obstinément de descendre sous les 25 degrés. Le bonheur version croisière en Grèce, rythmé par la brise et les vagues.
Nous levons l’ancre en fin de matinée et mettons cap au nord-ouest, dans l’alignement du Dodécanèse. Après une bonne journée de navigation à la voile, quelque peu agitée par la houle, on est abandonné par le vent. C’est au moteur que nous arrivons à Pharmaconisos.
Je m’installe à la proue pour sentir les vagues qui viennent me chatouiller les pieds. Je regarde s’il n’y a pas quelques dauphins qui auraient l’idée de venir jouer avec le bateau. Le soleil se couche et il fait encore bon, j’observe la côte qui se dessine devant nous. Mouchetée la côte, de centaines de petits points orange vif. C’est joli, poétique même, ces points de couleur agglutinés sur les rochers à la manière des coquelicots au printemps. Enfin, ça le serait si ce n’étaient pas des gilets de sauvetage. Abandonnés, eux aussi, à l’image de Licorne par le vent.
Déjà en partant de Kalymnos ce matin notre route avait croisé celle de gilets à la dérive. Avec Marcel on n’aime pas bien ça. Ça sent l’humain à bout de force, celui qui fuit et que tu peux repêcher en mer. Mais là, à terre ? Je peine à comprendre ce qu’ils foutent là. Pour faire de la place à bord ? Mais à quoi bon ?
Et puis j’entends, du fond du cockpit « Mais qu’est-ce que tu veux en foutre de ton gilet une fois que tu es arrivé en Grèce ? ». Bah oui ! Évidemment ! Les réfugiés ! Par zodiacs entiers ils débarquent. Et là, j’imagine les groupes qui arrivent dans la nuit, des dizaines de personnes qui sautent à terre, jettent leurs gilets là où ils se trouvent pour aller se cacher dans le maquis ou attendre simplement que l’armée vienne les cueillir.
On est bien silencieux à bord. Seuls le bruit du moteur et le cri des mouettes nous accompagnent jusqu’à la baie. En s’approchant, on distingue dans le jour qui tombe les zodiacs, embarcations, canots délaissés eux aussi. Crevés, échoués, flottants dans les vaguelettes du soir.
On arrive dans la crique. C’est sinistre. Il y a bien un quai en béton qui accueille des zodiacs encore et une chaloupe, dernier vestige d’un cargo. Plus haut un vieux container éventré qui rouille et une route, qui a dû être entourée d’une grille et de barbelés maintenant vautrés au milieu des blocs de béton défoncés. C’est tout. Sur l’ile quelques bâtiments solitaires se détachent sur la colline.
Un couple de corbeaux nous accueille sur la plage. Il n’y a plus personne. Un bateau des autorités est passé prendre les réfugiés. Ne restent que ces gilets et ces canots, comme autant de traces de leur passage dans ce paysage hostile. On croirait l’endroit hanté.
Le silence encore, troublé par le bruit de la drisse qui claque sur le mat au rythme du vent : dam, dam, dam. Vous avez déjà entendu ce bruit? C’est comme le tic-tac d’une horloge, le bruit mat du cordage qui résonne sur le métal. C’est presque une musique.
Et puis un autre bruit de moteur, notre second comité d’accueil, militaire celui-ci. Cinq hommes descendent d’une jeep. Uniformes dépareillés, anglais approximatif, on est loin de la parade.
On nous fait comprendre qu’on ne peut pas rester ici. C’est une zone militaire. Point.
On demande où l’on peut aller, il commence à faire sombre, on n’a pas franchement envie de naviguer de nuit. Circulez y a rien à voir. Ne restez pas là, allez où vous voulez « my friend », la nuit il y a du trafic. « It’s for real, it’s not for play ».
Nous, on a bien compris mais, un peu incrédules face à ce décor inattendu, on ne sait pas trop où aller. On finit par faire demi-tour. L’impression de ne pas du tout être au bon endroit, en total décalage, à bord de notre voilier de croisière.
« Et ne revenez pas, on vous verra au radar, on vous surveille ». « Au fait, pas de photos ! Allez-vous en » nous crient-ils comme dernières paroles. Alors on s’en va, laissant derrière nous les bidasses qui s’installent pour la pêche, un gobelet de café frappé à la main, sur ce quai en béton du bout du monde. Ils profitent du calme de ce début de soirée, avant d’être à nouveau dérangés, par des réfugiés cette fois.
Nous, on part pour la côte turque à 10 miles de là. Ça tombe bien : je n’ai jamais navigué de nuit. En partant on croise des bâtiments militaires en patrouille autour de l’île.
Le pire, vous savez quoi ? C’est que le coucher de soleil sur la mer et sur cette maudite île était magnifique.
Merci vous deux ! J’ai eu un moment de doute hier en publiant. C’est chouette que ça vous plaise.
Bravo ma fille, c’est avec plaisir que je lis ton récit.