Histoire d’un exil, la promesse d’une liberté
Après notre escale imprévue en Turquie, nous reprenons notre route plus sagement en mettant cap sur Agathonisos. Petite île du bout du monde certes, mais habitée cette fois, et pas que par des bidasses.
La baie est d’ailleurs beaucoup plus accueillante. De jolies maisons aux murs peints en blanc, des tavernes aux terrasses fleuries, une plage de galets où il fera bon faire la sieste à l’ombre d’un olivier. Cette image que l’on se fait est confirmée à notre arrivée. Il y a trois tavernes, deux épiceries et un quai pour accueillir le petit ferry, de plus en plus rare avec l’arrivée de l’hiver.
On accoste à côté d’un voilier turc. Il y a un autre bateau au mouillage dans la baie. Nous serons peu de touristes sur l’île apparemment. Pourtant à terre c’est l’effervescence, la seule rue donnant sur le bord de mer est noire de monde. Des syriens sont en transit. Les petits points orange ont été relégués plus loin dans les bennes à ordures. Inutiles sur la terre ferme. Ici tout le monde est en sécurité.
En dehors des mines fatiguées et des écharpes autour des cous quand j’arbore moi-même mon uniforme de vacancière : short/tee-shirt, on pourrait se croire au mois d’août. Les terrasses sont pleines, les familles se baladent au bord de l’eau. Les grands-pères montrent les poissons aux enfants, les parents émiettent un morceau de pain dans le port et un banc de petits poissons apparaît. Les rires, l’excitation se lit sur leurs visages. Les jeux d’enfant sont universels : un bout de ficelle, un morceau de bois et voilà la plus belle canne à pêche du monde ! Les plus âgés quant à eux font des concours de ricochets. Les ados, comme un peu partout de ce côté-ci du monde, ont les yeux rivés à leur smartphone, une canette de soda à la main. J’ai l’air négligé dans mon short informe comparé à leurs jeans bien coupés. Ils se prennent en photo sur la plage ou près du bateau. Pour garder un souvenir de cette liberté nouvelle ?
L’exil semble adoucit par l’ambiance des îles grecques. Aujourd’hui il ressemblerait à s’y méprendre à un dimanche en famille.
Quand on y regarde de plus près on sent l’organisation mise en place depuis plusieurs semaines. Les menus des tavernes ont été traduits en arabe sur les ardoises posées à l’extérieur, les multi prises sont mises à disposition sur les tables, des hommes semblent diriger en anglais les familles d’un coin à l’autre du port.
Un gros bateau entre dans la baie : coups de sifflet, mouvement de la foule. Un groupe se dirige vers le bout du quai, là où un navire affrété par les autorités grecques est amarré. Les policiers mettent les réfugiés en file. Il y a un goût de précipitation dans tout ça. Il faudrait voir à ne pas faire chavirer l’embarcation! Un par un les syriens rejoignent la bête d’acier qui grogne, moteur tournant. Où vont-ils ? Je n’ose le leur demander.
J’ai beau avoir le contact facile, c’est avec une réserve que je ne me connais pas que je m’installe en terrasse. On peut remarquer des pochettes étanches contenant passeports syriens, téléphones et papiers importants, posées sur les tables. Il n’y a plus de tomates pour la salade grecque que j’ai commandée et le restaurateur en est désolé «On a tout vendu ! ». Le wifi n’est pas prévu pour autant de connexions et est vite saturé. La communication avec les grecs se fait dans un très bon anglais. Le tavernier est débordé par tout ce monde ! Ce sera décidément une bonne saison ! Car tous ces gens sont reconnaissants d’être traités comme des clients.
Ce soir c’est France – Nouvelle-Zélande ! On se connecte pour regarder la fin des matchs de l’après-midi. “Qu’est-ce que vous regardez ? Du football ?” Évidemment le rugby n’est pas le sport national ! On explique, on se marre tous ensemble. L’ambiance est détendue.
Un autre bateau viendra en fin d’après-midi embarquer les familles restées à terre. Après son départ j’aperçois des petits groupes de 3 ou 5 personnes traversant le port. Le calme auquel nous avons été habitués ces dernières semaines gagne à nouveau la baie. Trois hommes s’attablent avec le patron pour discuter autour d’une friture de poissons frais. Une fois les assiettes débarrassées ils vont se servir des Mythos, la bière locale, en cuisine et installent le tapis de jeu. Poker ce soir !
On a assez de bande passante pour apprécier la tannée que les Blacks infligent aux Bleus. Historique ça aussi, dans un tout autre genre.
Premières lueurs du jour. Drôle de réveil. Un bruit de moteur parvient jusqu’à la tanière que je me suis aménagée dans la cabine avant. Grognement de l’ours. « Qu’est-ce que c’est ? »
Les connexions se refont doucement dans mon cerveau engourdi. Si j’avais pu oublier où je me trouvais, le bruit des sifflets me le rappelle rapidement. Je risque un œil à l’extérieur et là je retrouve les petits points orange de Pharmaconisos. Bien vivants cette fois-ci. Plus réelle que jamais, l’histoire prend forme sous mes yeux. Une cinquantaine de personnes viennent de s’échouer sur la plage à bord d’un pneumatique bien trop petit pour leur nombre. Ils débarquent pieds nus, pantalons retroussés et gilets de sauvetage sur le dos. L’air hagard, les hommes aident les enfants et les vieillards à descendre. La police est arrivée, sifflet en bouche, elle semble gérer la situation ou l’animer tout du moins.
Je n’ose imaginer la nuit d’horreur que les réfugiés viennent de passer. Ce n’est sûrement pas la première, espérons que cela sera la dernière. Ils sont trempés après des heures passées en mer, une nuit blanche occupée à prier pour éviter de sombrer, dans un bateau trop petit dans lequel personne ne sait naviguer. Ils ont dû dériver depuis la Turquie, rejoignant la première île grecque où le courant, bien plus que leur moteur d’à peine 10 cv, a bien voulu les porter. Et pourtant ils sourient ! Les adultes se marrent, soulagés. C’est de la joie que l’on peut lire sur les visages fatigués de ces rescapés.
En arrivant, la première chose à faire est de quitter cette veste, garantie dérisoire des risques de la mer. Cette carapace orange, lourde et mouillée est soudain devenue terriblement inutile.
Et recommencer, démarrer à nouveau : faire sécher les vêtements, se rincer à l’eau douce, reprendre contact avec le monde : trouver un réseau wifi, de l’électricité et appeler, prévenir les proches. D’une arrivée? Ceux que l’on a laissé ou ceux que l’on rejoint?
Impossible de prendre son café normalement après avoir été témoin de cette scène mais à quoi bon ? Que pourrait-on faire ?
Les armures orange n’iront pas fleurir la côte, elles sont déposées dans les bennes au bout du port. Le zodiac s’est percé en s’échouant. Il est dépecé comme un animal blessé. Les flics réquisitionnent quatre hommes pour évacuer le moteur. Un autre est emmené plus loin, menotté.
Les familles se dirigent vers les bistrots, la plage. Le port reprend tout doucement le même rythme que la veille. Le soleil réchauffe tout le monde. Les tous petits pleurnichent de fatigue et d’avoir partagé la peur et le stress de leurs parents, émotions absorbées comme par une éponge. Les enfants prennent en premier possession des lieux, évaluant le potentiel du port comme nouveau terrain de jeu. Quelques-uns sont partis en quête des gilets abandonnés près des poubelles. Trop grands, ils deviennent des costumes de spectacle : « Regarde Papa ! ». Ils sont morts de rire. Une bien belle seconde vie pour ces ultimes symboles du danger passé.
Pour nous, à bord, on envisage sérieusement de partir. Pour cela il nous faut réparer la voile du génois qui s’est décousue. On affale la toile et on installe notre atelier de couture sur le pont. Un vieil homme nous aborde en grec. On lui demande de passer en anglais, ce qu’il fait. Il nous explique qu’il va en Allemagne, qu’il vient de Syrie : « You know, boum boum ». La guerre, oui on sait…
Des grands mères se reposent sous les oliviers, tâchant de récupérer de cette nuit éprouvante. Les rochers sont recouverts de linge séchant au soleil. Chacun enfin libéré de l’entrave des trois couches de vêtements qu’il portait jusqu’ici, le voyage n’autorisant qu’un maigre sac comme bagage.
Deux jeunes femmes s’étendent sur les rochers près du bateau. Un sourire traverse leurs visages sereins que vient réchauffer le soleil. L’une d’elle remet une mèche de cheveux en place et je note une trace sombre sur sa main droite. Je regarde les enfants ; ils donnent à manger aux poissons : ils ont la même trace, un numéro inscrit au marqueur sur la main. Détail déroutant, nous rappelant les sursauts de l’histoire et que nous n’avions pas noté hier, en arrivant. Pointage commode mais chargé d’un terrible symbole, comme pour nous rappeler à une réalité bien plus sombre que celle des vacances à la mer.
Tout ce que l’on n’a pas remarqué, ou peut-être pas voulu voir, nous saute maintenant aux yeux : le bruit des sifflets, les policiers vociférants. Le bruit est accompagné d’une étrange impression, un mouvement parmi les gens : des grognements, des enfants qui « chouinent ». Tout le monde commence à avancer en file ou attend sur le quai. Un bateau s’annonce, on ne peut pas encore le voir.
L’épicier, hier si gentil, qui me laissait charger mon PC toute la journée faute d’électricité sur le quai, chasse à présent les enfants jouant devant sa porte, peste contre le linge mis à sécher sur les barrières de sa terrasse, râle contre les ordures s’envolant dans une bourrasque et atterrissant dans la mer. En fait il n’y a tout simplement pas de poubelle dans la rue et puis ce n’est pas ça qui effraie le touriste. Il n’y a plus de touristes. Il n’y a que nous, tous nos voisins sont partis tôt ce matin.
Le bateau finit par arriver et comme hier il se remplit lentement. Les réfugiés montent à bord au rythme des sifflements.
On a finit de recoudre notre génois. On n’est pas peu fiers mais à vrai dire la seule envie que l’on a vraiment c’est de chopper le poulet et de lui carrer son sifflet dans le fondement voire d’aider ce connard d’épicier à se vautrer tandis qu’il court à nouveau après les gosses.
On connait déjà la suite : les bateaux arrivent et se remplissent deux fois par jour. Les pneumatiques surchargés s’échouent au petit jour. Depuis combien de semaines l’île est le théâtre de cette pièce rejouée chaque jour, inlassablement ?
Un ultime coucou aux enfants à qui j’ai passé l’après-midi à faire des grimaces, communication universelle faute de mots, et on lève l’ancre. On trouve un mouillage à 500 mètres de là. Quelques centaines de mètres et c’est une tout autre réalité, le contraste est saisissant. L’eau est transparente, le calme troublé uniquement par le tintement des grelots aux cous des chèvres. Je me jette à l’eau pour un dernier bain sous les rayons du soleil couchant. De là où je suis je peux voir le bateau du soir repartir, plein d’espoir et de rêves de vies meilleures.