Le voyage au long cours ou la pensée positive
C’est la première fois que je voyage au long cours, sans date de retour, ou presque. Je n’arrive pas à croire que cela fait déjà plus de trois mois que j’ai posé des yeux fatigués sur le golf Reloncavi après le voyage à travers la nuit qui me conduit à Puerto Montt. C’était le 10 décembre dernier, nous sommes aujourd’hui en avril et je vous transmet ces lignes depuis Nuku Hiva, dans les Marquises.
A propos de cette ville, les guides touristiques disent :
Si vous avez choisi de visiter le sud du Chili, ses volcans, ses lacs glacés, ses parcs nationaux, il vous faudra passer par la capitale de la région des Lacs. Plate-forme de transports et carrefour commercial, Puerto Montt est en effet incontournable. Le principal avantage de ce port sans charme est la possibilité d’en sortir rapidement, que ce soit en avion, en ferry, en bus ou en voiture, pour gagner des lieux enchanteurs. Certains voyageurs, cela dit, apprécient parfois l’atmosphère ouvrière brute de décoffrage de la ville.
Comment aurais-je pu deviner que j’allais vivre ici des aventures dignes d’un conte pour enfants ?
Mon secret a été de vivre l’instant présent, de profiter, sans me demander quel sera le programme des prochains jours et ainsi, apprendre à savoir ce que j’avais vraiment envie de faire.
Vaste entreprise que celle-ci, lancée sous d’autres latitudes, il y a plusieurs mois déjà.
Je n’avais prévu de ce voyage qu’un premier point de chute à Santiago. J’avais alors envie de descendre plus au Sud sans vraiment savoir pourquoi. Une envie de bout du monde me démangeait. La Patagonie me semblait détenir mille merveilles et autant de secrets.
En peu de temps j’ai repris contact avec Christian pour aller faire du volontariat chez lui, sur la Isla Tenglo. Après les heures passées en Europe derrière mon écran espérant des réponses qui se sont avérées tintées d’incompréhensions et de désillusions, la facilité et la rapidité avec laquelle ce débarquement fut mené me déconcerta. Ce n’était pourtant que le début d’une aventure ou chaque fait et chaque chose m’apparaitront comme logique et naturel.
Il faut savoir que la vie à la porte de la Patagonie se déroule dans un autre espace temps. Tout s’y passe avec plus d’intensité. En trois mois j’ai eu l’impression d’y vivre les joies et les déceptions d’une année entière.
Je me suis concentrée, à chaque instant, sur les aspects positifs afin de ne pas sombrer dans le désespoir et de voir l’opportunité qui se présentait pour mieux la saisir et chercher à comprendre pourquoi les choses se passaient ainsi. Karma ? Chance? Destin ? Choix ? Allez savoir, peut-être bien un mélange de tout cela.
Ma découverte du volontariat par cette première expérience m’a frustrée. J’étais déçue de ne pouvoir rien apporter de réellement utile, de ne pas trouver de sens dans ce que l’on me demandait. Je ne suis pourtant pas partie, ravie de retrouver l’ambiance du port, d’écouter les récits merveilleux de ces aventuriers des temps modernes qui ont connu l’Antarctique et le Cap Horn. Ces histoires de vie en mer, au bout du monde, ont réveillé mon envie de mettre les voiles..
Je ne devais rester dans la cité portuaire qu’une longue semaine pour préparer l’arrivée de ma mère pour le réveillon.La semaine en question est passée bien vite.
Je suis tombée sous le charme de la Casa Roja, la maison des volontaires, et de ses habitants. Surtout, j’ai atterri. Mes oreilles se sont familiarisées avec la musique du castillan qui, si elle a bercé mon enfance, m’était restée jusqu’alors inaccessible. J’ai appris à reconnaître le grognement du bus avant qu’il n’apparaisse à l’angle de la route pour me conduire en ville. Les visages des insulaires me sont devenus familiers et ils se sont à leur tour mis à me reconnaître et à me saluer lorsque je me rendais à la rencontre de la barque qui relie l’île au continent.
Pour Noël, j’ai reçu un cadeau particulier : une invitation à naviguer ! En travaillant au club nautique, j’ai fait la connaissance de nombreux équipages. Parmi eux, se trouvait le capitaine Noé et son équipière, qui, par une soirée forte en Pisco Sour, ce délicieux mais traitre cocktail, avaient eu vent de mon envie de larguer les amarres. Nous étions tombés d’accord ce soir-là, entre deux élaborations d’assassinat des grands dirigeants de ce monde (n’est-ce pas finalement la meilleure façon de le refaire?) : la recette péruvienne est bien meilleure que la chilienne !
A bord, j’ai rejoint un équipage hétéroclite et international, une vraie troupe de troubadours !
Nous avons alors une semaine pour armer le bateau : mise à l’eau, dernières couches de vernis, rangement et nettoyage, mise en place des voiles, avitaillement… A 1h du matin nous allons nous coucher un pinceau à la main, un tournevis dans la poche. Que c’est bon de retrouver l’effervescence qui précède un départ ! Je savoure l’excitation qui flotte dans l’air, après le calme de ces semaines à la maison rouge.
Le jour du départ arrive. Les pleins d’eau et de gasoil sont faits, nous sommes prêts à partir. Le moteur est démarré. Enfin non, pas vraiment : il tousse, s’arrête. On voit les mines sombres du capitaine et de sa seconde apparaître dans le cockpit. On ne partira pas aujourd’hui, ni demain d’ailleurs. Le voyage est compromis.
La pression retombe d’un seul coup. Nous faisons une grande fête à bord avec nos voisins et amis, prétextant qu’il nous faut écouler le vin, stocké pour les deux mois de navigation prévus et conjurer le mauvais sort. Le son des bongos résonne dans le port jusque tard dans la nuit. Ce sera la première d’une longue série qui ponctuera nos journées de rires, de musique et d’amour !
Quand les yeux du capitaine ont trahi sa déception de ne pouvoir quitter le quai, une petite voix a simplement dit « C’est qu’il ne fallait pas partir ». Je vais vous raconter une histoire lue dans le Guerrier Pacifique de Dan Millman.
Un vieil homme et son fils s’occupaient d’une petite ferme. Ils n’avaient qu’un seul et unique cheval pour tirer la charrue. Un jour, le cheval s’enfuit.
Les voisins les plaignirent : « C’est affreux. Quelle malchance ! »
« Qui sait s’il s’agit ou non de malchance », répliqua le fermier.
Une semaine plus tard, le cheval revint des montagnes, ramenant avec lui cinq juments dans la grange.
« Quelle chance extraordinaire ! » s’exclamèrent les voisins.
« Chance ? Malchance ? Qui sait ? » répondit le vieil homme.
Le lendemain, alors qu’il essayait de dompter l’un des chevaux, le fils tomba et se cassa la jambe.
« C’est terrible, quelle malchance ! »
« Malchance ? Chance? »
Quelque temps après, l’armée passa dans toutes les fermes enrôler de jeunes hommes pour la guerre. Le fils du fermier ne leur était d’aucune utilité, il fut donc épargné.
« Chance ? Malchance ? »
La veille de cet incident qui allait nous clouer à quai pour plusieurs semaines j’étais entrée dans une boutique d’artisanat à la recherche d’un grigri de Puerto Montt pour le départ, une bague plus exactement. Souvenir dont l’envie me venait des phalanges ornées d’argent de la seconde capitaine. C’est ainsi, bien malgré elle, qu’elle me fit entrer dans cet atelier. Je ne le savais pas encore mais j’allais y faire une des rencontres les plus marquantes de mon voyage. Au milieu de la discussion que nous avions engagée sur les techniques qu’il utilise pour la fabrication de ses bijoux, José m’a proposé de m’enseigner son art.
J’étais presque déçue de lever l’ancre le lendemain. Alors chance ou malchance ?
Nous envisagions un possible départ à la fin du mois de janvier. Ce délai supplémentaire m’a permis de passer de longues journées dans la fraîcheur de l’atelier, couverte de paillettes cuivrées.
J’ai beaucoup appris auprès de ce descendant des Mapuches, ces indiens décimés par les colons espagnols et aujourd’hui encore opprimés. En quelques semaines il m’a enseigné son savoir du cuivre, de l’argent, des pierres… et bien plus encore. Plus qu’une leçon de joaillerie, j’ai reçu dans le village de Meli Pulli une leçon de vie et vécu une immersion totale dans la culture chilienne.
Je rentrais fatiguée mais heureuse, pour partager un diner avec l’équipage, suivi de quelques verres avec les voisins.
C’est avec regret que je rejoignais ma bannette tandis que me parvenaient du carré les chants qui s’élevaient au rythme des bongos, tant j’aurais aimé continuer à imaginer un monde meilleur avec ces nouveaux compagnons d’aventure.
L’ambiance à bord est devenue quasi fraternelle. Nous étions tous en voyage, loin de nos proches, avides de nouvelles découvertes ; l’esprit disponible, dégagé des préoccupations que peut nous infliger la vie de bureau. La navigation dans les canaux de Patagonie n’a fait qu’accentuer cette bienveillance ambiante, cet amour qui flottait dans l’air et se traduisait par autant de petites attentions. Nous avions développé une routine quasi familiale !
La vie de la marina est une vie de village : tout le monde se connait, les amitiés s’y créent avec une étonnante facilité. J’y ai constitué un quotidien confortable et terriblement enrichissant !
N’est-ce pas aussi cela le voyage ? Vivre sa vie, avec ses bonnes et ses mauvaises nouvelles, au rythme de ces lieux inconnus qui, au fil des jours, nous deviennent familiers.
Rentrer fatiguée, les mains noires de poussière et de cambouis d’avoir travaillé, saluer ses voisins, heureuse de retrouver la troupe de saltimbanques sur l’un ou l’autre bateau du quai pour partager un moment. Prendre des habitudes et se sentir finalement un peu chez soi. C’est la sensation que j’avais lorsque j’ai fait mes adieux au village d’irréductibles chiliens qu’est Meli Pulli. Mon guide mi Mapuche, mi Kaweskar m’a demandé quand j’allais revenir compléter ma formation auprès de lui, là encore comme une évidence. Il sait comme moi que cet endroit m’a profondément marquée.
Lorsque nous avons fini par larguer les amarres, ce fut le cœur gros que j’adressais un dernier regard aux marins venus assister à ce petit miracle depuis le quai.
Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que je reviendrai trainer mes guêtres à Puerto Montt.
La seule chose que l’on sait, c’est qu’on ne sait rien. Tout peut arriver !
Je ne crois plus au hasard pas plus qu’à la chance, si ce n’est celle d’être née là où je suis née, d’avoir eu des parents qui ont réussi à me transmettre leur goût du voyage. Je crois aux occasions qui s’offrent à nous, aux rencontres que l’on accepte de voir, à l’instinct qui guide nos pas et facilite nos choix. Il est plutôt question de soi, de son rapport au monde et de ses envies face à la vie.
Ce n’est pas sans raison que j’ai pris le temps d’entrer dans cet atelier. Ce sont des paroles, des envies, des rencontres, des pensées : tout ce qui nourrit l’intuition, qui m’ont conduite à aller flâner devant cette vitrine. J’avais depuis longtemps besoin de me ré-approprier l’usage de mes mains, de renouer avec mon corps, de me sentir utile et capable ailleurs que dans un bureau.
Apprendre encore pour me rappeler qu’il reste toujours différentes voies à suivre, comme autant de chemins à découvrir.
Aujourd’hui je n’ai plus d’endroit que je puisse appeler « home ». Seuls quelques cartons m’attendent en France mais je pourrais continuer à vivre encore plusieurs mois dans mon sac à dos. Sans cette attache matérielle, j’ai la sensation de vivre mieux à l’intérieur de mon propre corps, d’apprendre à l’écouter et à l’utiliser. Je reprends mes droits et mes facultés d’être humain.
Je ne sais toujours pas ce que je cherchais en traversant l’Atlantique à la découverte du Chili. Ce qui est sûr, c’est que j’y ai fait de merveilleuses rencontres : avec des personnes formidables, riches en expériences, en savoir et en amour ; avec la nature sauvage de Patagonie mais surtout, j’ai rouvert cette porte qui, chaque jour, me permet d’en apprendre un peu plus sur moi même. J’entends à nouveau cette petite voix que mon entrée dans le monde des adultes avait fait taire, et qui me rappelle que tout est possible, toujours.
Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve. – Antoine de Saint-Exupéry